Balzac La Comédie Humaine Analyse de texte Etude de l'œuvre 100 analyses de texte de la Comédie Humaine de Balzac Description détaillée des personnages Classement par 7 types de scènes 26 tomes étudiés en détail

La Physiologie du mariage

LA COMEDIE HUMAINE – Honoré de Balzac XVIe volume des œuvres complètes de H. DE BALZAC par Veuve André HOUSSIAUX, éditeur, Hébert et Cie, Successeurs, 7, rue Perronet, 7 – Paris (1877)

Etudes analytiques Picture 2

PHYSIOLOGIE DU MARIAGE  

DEDICACE Faites attention à ces mots (page 34) : L’homme supérieur à qui ce livre est dédié ; N’est-ce pas vous dire : – C’est à vous ?                                                     L’AUTEUR. La femme qui, sur le titre de ce livre, serait tentée de l’ouvrir, peut s’en dispenser, elle l’a déjà lu sans le savoir. Un homme, quelque malicieux qu’il puisse être, ne dira jamais des femmes autant de bien ni autant de mal qu’elles en pensent elles-mêmes. Si, malgré cet avis, une femme persistait à lire l’ouvrage, la délicatesse devra lui imposer la loi de ne pas médire de l’auteur, du moment où, se privant des approbations qui flattent le plus les artistes, il a en quelque sorte gravé sur le frontispice de son livre la prudente inscription mise sur la porte de quelques établissements : Les dames n’entrent pas ici.

Analyse de l’oeuvre Ce volume contient la Physiologie du mariage, un essai publié par Balzac en décembre 1929 sans autre signature que la mention prudente « par un jeune célibataire ». Malgré cet anonymat, cet essai fut le premier succès de Balzac et transforma, du jour au lendemain, un littérateur obscur et besogneux en un jeune écrivain remarqué. En raison de son caractère, cet essai ne peut être classé ni dans les Etudes de mœurs, ni dans les Etudes philosophiques qui ne contiennent que des nouvelles ou des romans. Mais pour cette même raison Balzac lui accorda une place éminente – et solitaire – dans une troisième division de son œuvre qui devait être le couronnement de La Comédie humaine, les Etudes analytiques. Malheureusement, Balzac n’eut jamais le temps d’écrire les œuvres qui devaient prendre place dans cette série prestigieuse et la Physiologie du mariage est aujourd’hui le seul titre qui ait pu être classé dans cette division. Cette clarification est un élément important pour comprendre la signification de la Physiologie du mariage. Des critiques l’ont prise pour une impertinente plaisanterie. Le ton sarcastique de l’essai explique ce malentendu. En réalité, quand on rapproche la Physiologie du mariage des autres essais qui devaient figurer auprès d’elle dans les Etudes analytiques, on est obligé de la considérer comme une œuvre dont le sens apparent est « drolatique », mais dont les intentions sont beaucoup plus sérieuses et beaucoup plus révélatrices que cette présentation ne le dit. Picture 3 Il faut donc d’abord indiquer quel devait être le programme de ces Etudes analytiques et quel dessein Balzac se proposait en les annonçant. Dans une lettre qu’il écrivait à Mme Hanska en 1834 pour lui expliquer la structure de son œuvre, il disait : « Les Etudes de mœurs représenteront tous les effets sociaux…la seconde assise (sera) les Etudes philosophiques, car après les effets viendront les causes… Puis, après les effets et les causes doivent se rechercher dans les principes. » Cette déclaration n’est pas très claire. Elle est reprise pourtant dans le célèbre Avant-propos que Balzac plaça huit ans plus tard, en 1842, en tête de la première édition de La Comédie humaine. Dans cette rédaction, Balzac, un peu plus explicite, déclarait, après avoir mentionné les Etudes de mœurs et les Etudes philosophiques, « au-dessus se trouveront les Etudes analytiques, desquelles je ne dirai rien, car il n’en a été publié qu’une seule, la Physiologie du mariage ». Le lecteur n’est pas beaucoup mieux éclairé. Mais la phrase suivante fournit quelques détails : « D’ici à quelque temps, je dois donner deux (sic) autres ouvrages de ce genre : d’abord la Pathologie de la vie sociale, puis l’Anatomie des corps enseignants et la Monographie de la vertu. » Cette précision est encore bien sibylline : mais elle a le mérite de nous apprendre que, pour avoir quelque idée de ces Etudes analytiques qui ne furent jamais écrites, il faut se reporter à ce que nous pouvons savoir de ces différents essais que Balzac avait l’intention d’y placer. Picture 4 Alors ce signalement n’est pas aussi décevant qu’on pourrait le croire. Car, en consultant les annonces que Balzac fit imprimer sur la couverture de ses différents romans et aussi les listes qu’on a retrouvées parmi ses papiers, on peut d’abord inclure des titres dont le détail n’est pas donné en 1842, mais on peut même indiquer ce que devaient contenir ces titres singuliers. En ce qui concerne les titres qui ne sont pas désignés en 1842, les spécialistes de Balzac sont d’accord pour citer le Traité de la vie élégante, la Théorie de la démarche et le Traité des excitants modernes qui ont tous les trois été publiés en revue. Ces trois essais devaient faire partie de la Pathologie de la vie sociale annoncée dans l’Avant-Propos de 1842. Cela nous donne déjà une indication sur l’orientation de la pensée de Balzac. Quant aux deux titres supplémentaires cités en 1842, les papiers de Balzac ou les indications de sa correspondance nous permettent de nous imaginer, jusqu’à un certain point, ce que devait être leur contenu. Parmi les essais qui devaient composer la Pathologie de la vie sociale, la Théorie de la démarche, comme son nom l’indique, est la suite et le développement du système physiognomonique, auquel Balzac se réfère souvent dans ses portraits de personnages. On apprend que les renseignements que les traits de la physionomie et les expressions du visage nous donnent sur quelqu’un, nous pouvons les obtenir aussi ou les compléter en étant attentif aux gestes, à la démarche, à la contenance. Dans le Traité de la vie élégante, Balzac décrit l’influence des autres, la pression de la mode, des convenances, du conformisme, de la structure sociale tout entière sur le comportement de chaque individu. Enfin, dans le Traité des excitants modernes, en principe consacré aux inconvénients de l’usage abusif du tabac et du café, Balzac se demande jusqu’à quel point les drogues ou les vices, qui sont des sortes de drogues, changent eux aussi ce que nous sommes. Ces observations peuvent paraître mineures, en réalité, elles ne le sont pas, car dans ces trois œuvres, on retrouve, appliqués à notre vie sociale, certains des ravages ou tout au moins des flexions que la pensée (et Balzac voulait dire par là nos idées, nos sentiments, notre conformisme, l’incitation, les usages) exerce en d’autres circonstances sur notre vie privée. Sur les deux autres titres cités dans l’Avant-Propos de La Comédie humaine, des renseignements ont été donnés par Balzac lui-même, en 1839, dans un Préambule qu’il mit en tête du Traité des excitants modernes. Dans ce Préambule, l’Anatomie des corps enseignants, annoncées sous le titre d’Analyse des corps enseignants, est présentée en ces termes : « (Elle) comprend l’examen philosophique de tout ce qui influe sur l’homme avant sa conception, pendant sa gestation, après sa naissance, et depuis sa naissance, jusqu’à vingt-cinq ans, époque à laquelle un homme est fait. » A l’origine de cette vaste enquête, Balzac s’inspirait des réflexions contenues dans le Tristram Shandy de Sterne, souvent cité dans la Physiologie du mariage, sur l’importance des dispositions physiques et des sentiments des parents au moment de la conception de l’enfant. Le Préambule nous avertit que Balzac a l’intention de se servir ensuite de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau qui « n’a pas sous ce rapport embrassé la dixième partie du sujet », et auquel il reproche d’avoir poussé ses contemporains vers « l’hypocrisie anglaise ». Balzac rencontrait évidemment l’eugénisme sur cet itinéraire : et ce seul mot suffit à évoquer les perspectives morales et politiques d’un tel sujet, que ne laissait guère prévoir le titre obscur et apparemment inoffensif de cet essai sur la santé et le dressage de l’animal humain.

Eugénisme : Picture 5 Ensemble des méthodes qui visent à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains, en limitant la reproduction des individus porteurs de caractères jugés défavorables ou en promouvant celle des individus porteurs de caractères jugés favorables : théorie qui préconise de telles méthodes. Outre le fait qu’il implique un jugement de valeur forcément discutable sur le patrimoine génétique des individus, l’eugénisme se heurte à la complexité du déterminisme génétique et de la transmission héréditaire des caractères physiques et mentaux, qui rend contestables ses fondements scientifiques et l’efficacité potentielle de ses méthodes. Il a inspiré les pires formes de répression et de discrimination, particulièrement dans l’Allemagne nazie. Balzac continuait en constatant qu’ « à vingt-cinq ans l’homme se marie assez généralement », ce qui lui permet de présenter la Physiologie du mariage comme la suite de l’Anatomie des corps enseignants. L’ensemble, ainsi articulé, décrit un élevage qui conduit le sujet de la poulinière à la reproduction. La Pathologie de la vie sociale est ensuite définie par son sous-titre : Méditations mathématiques, physiques, chimiques et transcendantes sur les manifestations de la pensée sous toutes ses formes que lui donne l’état social, soit par le vivre et le couvert, etc. ¨ Les précisions qui ont été données plus haut commentent suffisamment ce sous-titre. Enfin, la Monographie de la vertu, « ouvrage depuis longtemps annoncé qui, vraisemblablement, se fera longtemps attendre » aura pour objet de montrer « la vertu assimilée à une plante qui comporte beaucoup d’espèces », les unes naturelles, les autres factices. Cette « botanique » de la vertu amène Balzac à distinguer, dans le comportement de l’être humain considéré comme produit social, des « lois de la conscience morale » qui ne ressemblent en rien, dit-il, à celles de « la conscience naturelle ». Ainsi les désordres portés par la pensée dans la vie sociale ont un aboutissement dans un relativisme moral : la société ayant créé un « homme social », qui est une déviation de l’homme naturel, engendre aussi une « morale sociale » qui est une déviation de la morale naturelle. Picture 6 Il faut ajouter à ces projets de Balzac deux titres sur lesquels nous n’avons pas de précisions, l’Essai sur les forces humaines et l’Histoire de l’Eglise primitive qui paraissent être des compléments des Etudes philosophiques plutôt que des parties des Etudes analytiques. Cet inventaire nous permet de concevoir l’importance des Etudes analytiques et l’étendue des ambitions de Balzac Pour cette partie de son œuvre. Il s’agit en réalité, d’ordonner en un « système » les conséquences et les applications des « ravages de la pensée », idée directrice qui peut servir de boussole dans la lecture de La Comédie humaine et qui est aussi pour Balzac un système complet des distorsions imposées à l’homme en tant que créature biologique par les superstructures de la vie sociale. Ce n’est donc plus seulement la société qui est « une nature dans la nature » selon l’admirable formule de l’Avant-Propos de 1842, c’est la civilisation tout entière qui est une nature qui se superpose à la nature. Quelle différence avec la superstructure décrite par Karl Marx et si souvent invoquée par ses disciples ? Celle-ci qui est capitale : cette superstructure est d’ordre économique pour Karl Marx et elle aboutit à une distorsion de nature politique, tandis que pour Balzac elle est morale et aboutit à une distorsion biologique. L’intention de Balzac dans ses Etudes analytiques était bien de « fonder une anthropologie » comme le dit Pierre-Georges Castex en reprenant le vocabulaire de Balzac lui-même. Pour définir ce projet, le même critique se sert encore de cette formule : « L’élaboration d’une science de l’homme social ». L’une et l’autre de ces formulations insistent à juste titre sur le caractère « scientifique » que Balzac voulait donner à cette conclusion de son œuvre. Le système qu’il voulait exposer était une déduction de la thèse physiologique qu’il avait présentée dès ses débuts dans la vie littéraire. Et Félix Davin n’avait pas tort d’écrire en 1835 dans son Introduction aux Etudes de mœurs : « Quand viendra la troisième partie de l’œuvre, les Etudes analytiques, la critique sera muette devant l’une des plus audacieuses constructions qu’un seul homme ait osé entreprendre. » Replacée dans cet ensemble, la Physiologie du mariage n’a donc plus le caractère d’une satire impertinente et amusante de la vie conjugale. Ce n’est là qu’une apparence. La Physiologie du mariage a une signification qu’il faut essayer de déchiffrer. On est d’autant plus invité à cet examen que la Physiologie du mariage n’est pas une « idée » originale, un projet séduisant entrevu tout d’un coup comme un moyen de piquer la curiosité du public : elle est, au contraire, un projet que Balzac portait en lui depuis plusieurs années, un projet qui, sous sa forme dernière, était le terme d’un mûrissement. Dans le Préambule au Traité des excitants modernes publié en 1839, Balzac donne en effet cette précision : « La Physiologie du mariage est ma première œuvre, elle date de 1820, époque à laquelle elle fut connue de quelques amis, qui s’opposèrent longtemps à sa publication. » Picture 7 Cette déclaration extraordinaire est invérifiable, mais plusieurs autres documents certifient l’existence d’un projet dont la date initiale reste problématique : d’abord, la date énigmatique que Balzac inscrivit à la fin de La Physiologie du mariage, celle de 1824-1829, ensuite surtout l’existence d’une version imprimée pré-originale de la première partie de la Physiologie du mariage tirée à l’imprimerie de Balzac et déclarée au ministère de l’Intérieur au mois de juillet 1826. Que signifie alors la date de 1820 indiquée par Balzac ? On n’a trouvé aucune explication de cette mention. Balzac donne toutefois une précision à la première page de la Physionomie du mariage : « A l’époque où, beaucoup plus jeune (l’auteur) étudia le Droit français, le mot adultère lui causa de singulières impressions… Ce fut une observation de jeune homme, et, chez lui, comme chez tant d’autres, semblable à une pierre jetée au fond d’un lac… Cependant l’auteur observa malgré lui…De la primitive et sainte frayeur que lui causa l’adultère et de l’observation qu’il en avait étourdiment faite, naquit un matin une minime pensée où ses idées se formulèrent. C’était une raillerie sur le mariage : deux époux s’aimaient pour la première fois après vingt-sept ans de ménage. » Il n’est pas une de ces phrases qui ne nous ramène à la famille de Balzac. Le fils adultérin que Mme Balzac avait eu de M. de Margonne, « l’enfant de l’amour », opiniâtrement préféré à Honoré, explique la première phrase. La différence d’âge entre le père de Balzac âgé de cinquante ans à l’époque de son mariage avec Laure Sallambier âgée de dix-neuf ans nourrit les méditations sur le caractère paradoxal de telles unions. En revanche, la révélation soudaine des apaisements de la vieillesse est ambigüe : les vingt-sept ans indiqués par Balzac, si on les applique au mariage de ses parents, célébré en 1797, nous donne bien la date de 1824, mais on retrouve l’année 1820 si on les applique au mariage de Mme de Berny célébré en 1793. Les deux dates font difficulté. Les termes employés par Balzac « s’aimèrent pour la première fois » ne s’accordent guère avec l’âge de son père, qui avait alors soixante-dix-huit ans, et la référence au ménage Berny est douteuse, car les relations des Balzac avec Mme de Berny à cette date n’expliquent guère une pareille allusion à leur intimité. Balzac interrompt ensuite la genèse de son livre en ajoutant à cet endroit : « Ce badinage tomba devant une observation magistrale. » Un repère existe encore un peu plus loin dans le même passage : « L’auteur devint amoureux », phrase qui nous transporte en 1822 qui est l’année de sa liaison avec Mme de Berny. Puis la piste disparaît jusqu’à l’année 1826. Retenons donc de cette pré-genèse que la Physiologie du mariage, dans son intention et dans ses observations, doit quelque chose à ce que Balzac a pu deviner de la mésentente de ses parents. Nous verrons plus loin qu’elle doit aussi vraisemblablement quelque chose aux manies et aux préceptes que Bernard-François Balzac, le père d’Honoré, avait professé pendant toute sa vie. Le Préambule déjà cité du Traité des excitants modernes contenait, en outre, une déclaration singulière. Le Traité des excitants modernes était imprimé à la suite d’une nouvelle édition de la célèbre Physiologie du goût de Brillat-Savarin. Balzac, dans son Appendice, se défendait de tout propos d’imitation et c’est pour cette raison qu’il déclara que sa Physiologie du mariage était une idée à laquelle il avait pensé dans sa jeunesse. Mais il ajoute à cet endroit : « Quoique imprimée en 1826, elle ne parut point encore. » Cette phrase qui passa longtemps inaperçue est le point de départ du second épisode de la genèse de la Physiologie du mariage. Ce second épisode fait partie de l’histoire des études balzaciennes. En 1918, Marcel Bouteron, qui fut pendant longtemps le « pape » des balzaciens, avait remarqué à la vente des ouvrages composant la bibliothèque de Jules Claretie, un volume décrit par le catalogue en ces termes : Picture 8 Picture 9 « Balzac père, Histoire de la rage, suivie d’observations sur l’économie politique, etc. Tours, Mame 1814…exemplaire provenant de la bibliothèque d’Honoré de Balzac, fils de l’auteur, et renfermant à la fin les 123 pages (sans titre) de la Physiologie du mariage. » L’acquéreur était le docteur Ledoux-Lebard, médecin des hôpitaux. Il autorisa Marcel Bouteron à examiner cet exemplaire et à en prendre une photographie. L’examen de ces 123 pages montra qu’elles différaient de l’édition originale de la Physiologie du mariage tant par le texte que par la typographie et l’ordre des chapitres. Il ne pouvait donc s’agir d’épreuves de l’édition de 1829. Marcel Bouteron constata qu’il s’agissait, en réalité, de feuilles tirées et même roulées, ce qui indiquait l’existence d’un tirage pré-original d’une première version de la Physiologie du mariage et laissait supposer en même temps qu’il pouvait exister d’autres exemplaires qui, jusqu’à présent, n’ont pas été retrouvés. Cette pré-originale de la Physiologie du mariage fut publiée par Maurice Bardèche en 1940 d’après le document photographique exécuté par Marcel Bouteron, puis reprise en 1953 par Moïse Le Yaouanc et en 1973 par Jean Ducourneau. La composition de cette édition pré-originale avait été l’un des premiers ouvrages de l’imprimerie de Balzac, rue des Marais Saint-Germain (aujourd’hui rue Visconti) : Bernard Guyon en retrouva la déclaration d’imprimeur déposée par Balzac en juillet 1826, décrivant ce volume comme un in-8° de « 20 feuilles environ », soit 160 pages, « tiré à mille exemplaires ». Cette édition pré-originale propose, au moins deux problèmes. Le premier est celui de la date. Pourquoi y a-t-il une contradiction entre la date de 1824-1829 inscrite par Balzac à la fin de la Physiologie du mariage et la date de 1826 qu’il ne mentionne pas et qui est attestée à la fois par les documents et par la déclaration de Balzac dans le Préambule au Traité des excitants modernes ? Le second est proposé par l’exemplaire unique que nous connaissions : pourquoi cet exemplaire, provenant de la bibliothèque de Balzac, a-t-il réuni sous la même reliure deux ouvrages aussi différents que l’Histoire de la rage augmentée de quelques autres publications dues à son père et cette version de sa Physiologie du mariage ? Un balzacien, Albert Prioult, a apporté quelques éléments de réponse à la première question. Il estime, d’après quelques allusions aux événements contemporains, qu’une partie, au moins, de l’ouvrage a pu être rédigée en 1824. Ces rapprochements ne sont pas décisifs, mais ils amènent à admettre comme vraisemblable que la rédaction ait été commencée en 1824, ce que confirme la date inscrite par Balzac lui-même. Il est plus difficile de répondre à la seconde question. Que la réunion de l’Histoire de la rage et de la Physiologie du mariage sous une seule reliure ait été due à Balzac lui-même ou à son père, une telle présentation suppose soit un hommage, soit une revendication : de toute manière un apparentement. Or l’influence des idées ou des manies du père de Balzac est si sensible dans la Physiologie qu’elle fait présumer au moins une connivence. Le rousseauisme de Balzac, si manifeste dans son essai, est un héritage paternel. Les idées de Balzac sur la longévité, sur l’économie des forces vitales, sur la diététique sont des préoccupations de son père qui avait pris une part dans la tontine Lafarge en espérant être, grâce à sa prudence, le dernier survivant des actionnaires. Enfin, le goût des commérages, les anecdotes et plaisanteries sur les infortunes des maris sont encore des traits paternels révélés par la correspondance familiale, auxquels on peut joindre des thèses inspirées de celles de Sterne sur la procréation. Picture 10 Que le vieux Bernard-François ait revendiqué spirituellement sa dette en faisant de la Physiologie du mariage une suite naturelle de l’Histoire de la rage ou que Balzac ne l’ait reconnue, l’indication est la même. Le père aguerri par des campagnes malheureuses, et le fils, renseigné par les malheurs de Mme de Berny, ont dû être au moins des complices quand ils bavardaient entre eux des matières que Balzac traita dans son essai. Le texte de la Physiologie du mariage pré-originale tiré en 1826 comprenait 13 méditations, et les allusions que fait Balzac indiquent qu’il devait être distribué en quatre parties. Le texte de la Physiologie du mariage en 1829 comprend 30 méditations réunies en trois parties. Les 13 méditations de 1826 sont réparties entre la première partie de l’édition de 1829 intitulée Considérations générales et la seconde partie intitulée Des moyens occultes de défense intérieure et extérieure. Le texte de 1826 représente environ la moitié du texte de 1829. Or, des allusions que fait Balzac dans le texte de 1826, on peut conclure que le plan des quatre parties annoncées était présent à son esprit. On peut alors se demander si une seconde moitié n’était pas déjà rédigée en manuscrit. C’est une hypothèse avancée par René Guise qui regarde comme « vraisemblable » que Balzac disposait d’un « manuscrit complet » élaboré en 1824 et 1825 dont il n’aurait pu composer que la première moitié en 1826. Cette hypothèse provoque une difficulté : pourquoi Balzac décrit-il dans sa déclaration d’imprimeur un ouvrage de 10 feuilles, ce qui est l’étendue du volume composé en 1826, s’il avait à sa disposition un manuscrit deux fois plus important ? Pour l’instant, ce que nous montrent les documents, c’est une première moitié de la Physiologie du mariage, imprimée en 1826, correspondant à des généralités et à l’énumération des précautions que doit prendre un mari, puis une seconde moitié, qui apparaît en 1829, dans laquelle sont mises en scène les péripéties de la lutte d’abord secrète et ensuite patente qui s’établit entre une femme et son mari. Picture 11 Le caractère de chacune de ces deux moitiés de l’œuvre est assez différent. Dans la première, celle qui est prête en 1826, il s’agit surtout de réflexions et d’observations qui dénoncent toutes le caractère paradoxal du système conjugal instauré par le législateur ; dans la seconde, Balzac décrit des comédies de la vie conjugale. On se trouve donc en présence de deux conceptions successives du sujet, l’une abstraite et même pourrait-on dire philosophique sur la nature du mariage, l’autre concrète, anecdotique, scénique, représentant le fonctionnement du mariage. Ces deux conceptions correspondent à deux sources d’inspiration et d’information différentes. La première s’apparente d’une part à une littérature satirique abondante sur le mariage et d’autre part à une critique de l’institution du mariage qu’on rencontre chez plusieurs écrivains du XVIIIe siècle. La seconde fait appel à des témoignages, à des souvenirs, à des « choses vues » dont nous pouvons découvrir les inspirateurs, ou les inspiratrices, dans l’entourage de Balzac. Sur le premier itinéraire, nous trouvons des références traditionnelles, les fabliaux, les conteurs du Moyen Age, l’auteur des Cent Nouvelles nouvelles, puis Rabelais, Boccace, Béroalde de Verville, ensuite Brentôme, compagnons que Balzac rejoindra dans les Contes drolatiques des années suivantes. Mis à part Rabelais, Brantôme et Béroalde de Verville, ils ne sont pas cités dans la Physiologie du mariage. Plus loin, on aperçoit un autre sillage, celui des conteurs légers du XVIIIe siècle, Crébillon, Dorat, Mirabeau. Plus important est l’apport des philosophes et des essayistes du XVIIIe siècle auxquels Balzac fait plusieurs emprunts. Il fait référence tout particulièrement à Diderot pour son essai Sur les femmes et pour son Supplément au voyage de Bougainville, à Sterne pour son Tristram Shandy qui était un de ses livres de chevet, à Rousseau surtout pour l’Emile, à Chamfort pour ses Maximes. Il faut ajouter à ces lectures deux textes moins connus, Les Divorces anglais, publiés à Paris en 1821 et 1822, comptes rendus de procès en adultère jugés par le ban du Roi et la cour ecclésiastique : « ouvrage, dit le titre, piquant pour les jurisconsultes, utile aux maris dans l’attaque, aux femmes dans la défense », et aussi les discussions du Conseil d’Etat pendant la préparation du Code Civil, rapportées dans les Mémoires sur le Consulat de Thibaudeau. Ce sont là des sources livresques. Elles étaient à la disposition de Balzac pour le manuscrit imprimé en 1826 et elles ont laissé des traces nombreuses dans les réflexions exprimées par Balzac dans cette première partie de son essai. Le texte de 1829 révèle une information très différente. Il est riche en anecdotes tirées des conteurs légers du XVIIIe siècle, et surtout en traits de mœurs, en situations, en souvenirs qui attestent la présence auprès de l’auteur de témoins bien renseignés. Ces témoins, la biographie de Balzac les désigne. Lorsqu’il écrit la version de 1829, Balzac est devenu l’amant de la duchesse d’Abrantès, veuve du maréchal Junot duc d’Abrantès, qui vivait modestement à Versailles après avoir eu un train de vie princier. Elle avait présenté Balzac à certaines « belles » de ses amies qui avaient brillé au temps du Directoire, la comtesse Merlin à laquelle Balzac dédiera une de ses nouvelles, Les Marana, Mme Hamelin, qui avait été la reine des « Merveilleuses », confidente de Montrond, l’ami de Talleyrand, et amie du général Bonaparte. C’était pour Balzac un répertoire vivant des aventures galantes du Directoire et de l’Empire. Un homme de l’ancien temps avait complété son éducation et surtout l’avait préparé à comprendre l’esprit de cette époque, c’était son vieil ami Louis-Philippe de Villers-La Faye qui habitait l’Isle-Adam ou Balzac allait le voir en prenant la « voiture à Pierrotin » décrite dans Un Début dans la vie. Il avait été maître de l’Oratoire du comte d’Artois de 1782 à 1790 et il avait bien connu la cour du roi Louis XVI et les années qui avaient suivi la Révolution. Il était mort en 1822 et ne fut l’instituteur de Balzac que pour la version pré-originale de la Physiologie. On croit généralement que c’est lui que Balzac mit en scène discrètement sous le nom de M. de Nocé. Ces sources d’information doivent nous mettre en garde. Ce que Balzac a pu connaître par son intermédiaire est la société très libre du règne de Louis XVI et des mœurs tout aussi libres du Directoire et de l’Empire. On peut se demander si cette image qu’il s’était faite ainsi de la femme et du mariage correspond bien à la mentalité et à la vie des femmes sous la Restauration. Stendhal, bon témoin, a signalé, au contraire, la pruderie qui régnait sous le règne de Louis XVIII, l’affectation de piété et de modestie du Faubourg Saint-Germain, l’influence des prêtres de la Congrégation, l’affluence aux messes de Saint-Thomas-d’Aquin.

Picture 12

                            George Sand

Ce que nous pouvons deviner par ses dires des jeunes comtesses de cette époque ne correspond guère aux intrigues et aux tours de Scapin que Balzac décrit si volontiers dans la Physiologie du mariage. Cette enquête souligne le caractère ambigu de la Physiologie du mariage. Non seulement l’image de la femme qui est donnée par l’auteur est déphasée par rapport à la femme de la Restauration, mais elle est arbitraire en raison de la définition que Balzac pose de la « femme comme il faut ». On s’aperçoit alors que Balzac stipule, comme dans un grand nombre des nouvelles de cette époque, comme dans la plupart de ses articles des journaux mondains, pour les couples qui font partie d’un milieu très limité, celui du « Tout-Paris ». Tous les maris n’habitent pas un hôtel particulier entre cour et jardin, défendu par un portier, toutes les femmes ne vivent pas dans une oisiveté parfumée en attendant la visite de sémillants célibataires. Pour qui parle Balzac en décrivant ces femmes sans enfants, ces couples qui ne sont jamais une famille, cette vie fausse qui ignore la simple loyauté de l’affection et même la vie telle qu’elle est, avec ses joies, ses inquiétudes, ses souffrances ? La vie conjugale est-elle nécessairement la lutte entre l’égoïsme du mari et l’égoïsme de la femme, un kriegspiel dans lequel la ruse répond à la perfidie ? On est constamment gêné dans la Physiologie du mariage par cette optique fausse et rétrécissante. Les scènes alertes et mordantes, la drôlerie, la vivacité du style, la perspicacité ne parviennent pas à nous faire oublier que ces couples nous sont étrangers parce qu’ils sont « introuvables » et que leur tête-à-tête ne nous intéresse pas. C’est dommage ; parce que l’analyse de l’institution du mariage est vigoureuse et juste et parce que l’essai est tout entier éclairé et nourri par les réflexions que Balzac tire du système qui se précise Picture 13peu à peu en lui et qui trouve dans la Physiologie du mariage une de ses  premières expressions. C’est ce don d’analyse qu’on apprécie d’abord. L’anomalie de la condition des femmes dans le mariage de cette époque est bien vue et fortement exprimée dans des phrases que Balzac atténue par l’ironie la vigueur de ses définitions « Que la femme soit traitée en esclave…(Elle) est une propriété que l’on acquiert par contrat, elle est mobilière, car la possession vaut titre, enfin elle n’est à proprement parler, qu’une annexe de l’homme. » L’exposé est sarcastique, mais les déductions inspirent tout le livre. Cette prisonnière « reine asservie » aspire à s’affranchir du despotisme marital. Ses armes dans cette reconquête sont l’hypocrisie et la ruse. Si elle réussit, elle impose sa volonté au tyran, si elle échoue, elle le punit à sa manière. L’histoire d’un ménage est celle d’une lutte entre deux puissances. Le mari réplique par le machiavélisme et par les précautions ou les stratagèmes du pouvoir. Tout cela est vrai pour le fond et faux par l’optique caricaturale qu’exige la drôlerie. Cette transposition est une épice qui rend la lecture amusante : toute vie conjugale est cela au fond, mais ne l’est pas en réalité, la confiance, la loyauté, l’affection changent tout. Dans ce portrait de la femme, Balzac semble misogyne. Il la représente comme un animal sournois et dangereux. En réalité, il plaide pour elle. A ses yeux, elle est la victime d’un mauvais système de vie et d’une législation oppressive. Balzac la défend tout en ayant l’air de conseiller son tyran. On le voit bien dans le programme qu’il propose pour amender l’institution qu’il dépeint si cruellement. A cet endroit, ses propositions sont aussi modernes que sa peinture du mariage est anachronique. Reprenant la thèse soutenue par Jean-Jacques Rousseau dans Emile ou De l’éducation, il s’appuie sur son axiome : « Chez les peuples qui ont des mœurs, les filles sont faciles et les femmes sévères ; c’est le contraire chez ceux qui n’en ont pas. » Il développe cette pensée en souhaitant ce que Stendhal avait déjà réclamé : « Il n’y a qu’un moyen d’obtenir plus de fidélité des femmes dans le mariage, c’est de donner la liberté aux jeunes filles et le divorce aux gens mariés. » Acceptant les conséquences de cette attitude, Balzac acceptait l’idée révolutionnaire en son temps, du « mariage à l’essai ». Avec Mirabeau, il affirme : « Un mariage cimenté sous les auspices du religieux examen que suppose l’amour et sous l’empire du désenchantement dont est suivie la possession, doit être la plus indissoluble de toutes les unions. » Et, allant plus loin lui-même que toutes les autorités dont il s’entoure prudemment, il n’hésite pas à désigner comme «  le plus sot de tous les préjugés » celui que ses contemporains adoptent sur la virginité des filles. C’était le ton plaisant de l’ouvrage qui permettait de faire passer ces vérités plus sérieuses. Picture 14 Des pages de la Physiologie du mariage tout aussi intéressantes sont celles où l’on voit énoncées pour la première fois les idées que Balzac reprendra quelques années plus tard dans Louis Lambert et dans Les Martyrs ignorés. Elles sont d’autant plus caractéristiques qu’elles ne sont pas essentielles au sujet. C’est à propos d’une digression sur les effets inattendus de la pluie ou du beau temps que Balzac évoque le pouvoir de l’homme de « projeter sa volonté » autour de lui comme « une véritable atmosphère ». Il explique ensuite : « L’homme a une somme donnée d’énergie : la quantité d’énergie ou de volonté que chacun de nous possède se déploie comme le son, elle est tantôt faible, tantôt forte… Elle accourt là où l’homme l’appelle. Un boxeur la dépense en coups de poing, le poète dans une exaltation qui en absorbe et en demande une énorme quantité, le danseur la fait passer dans ses pieds, enfin chacun la distribue à sa fantaisie. » C’est encore par une incise qu’il mentionne « l’action vive et tranchante exercée par certaines idées sur les organisations humaines ». Et c’est dans un commentaire sur la pudeur qu’il déclare : « L’étude des mystères de la pensée, la découverte des organes de l’âme humaine, la géométrie de ses forces, les phénomènes de sa puissance, l’appréciation de la faculté qu’elle nous semble posséder de se mouvoir indépendamment du corps, de se transporter où elle veut et de voir sans le secours de ses organes corporels, enfin les lois de sa dynamique et celles de son influence physique constitueront la glorieuse part du siècle suivant dans le trésor des sciences humaines. » Et il précise ailleurs : « Cette science admirable a déjà conduit les Phillips et d’habiles physiologistes à la découverte du fluide nerveux et de sa circulation. » Il faut faire attention à tous ces termes : chacune des expressions du vocabulaire de Balzac à cet endroit annonce les thèses qui seront développées plus tard par Balzac dans le résumé du Traité de la volonté attribué à Louis Lambert. Ce double fond de la Physiologie du mariage révèle que les scènes plaisantes que Balzac s’amuse à décrire, que son cynisme et ses sarcasmes ne sont que le déguisement d’une réflexion sérieuse non seulement sur les mœurs, mais sur les ressorts physiologiques inconnus qui interviennent comme un coefficient personnel dans toutes les actions des hommes. Picture 1 Cette réflexion déjà caractéristique, d’une part, sur la conduite collective que chaque époque accepte comme habituelle, comme mœurs, au sens étymologique du terme, d’autre part, sur la conduite personnelle qui révèle des forces secrètes, plus ou moins engourdies ou agressives dans chaque individu, contient déjà les germes de l’étude d’ensemble que Balzac entreprendra peu après: c’est à ce titre que la Physiologie du mariage peut mériter sa place parmi les Etudes analytiques. Source analyse : Préface recueillie d’après le texte intégral des œuvres de la Comédie Humaine (tome XXVI) publié par France Loisirs 1988 sous la caution de la Société des Amis d’Honoré de Balzac.

No Comments
Post a Comment